Il naquit quelque part dans une banlieue tranquille. Une banlieue de « je ne sais où », peut-être de Paris, peut-être pas. Il avait lu, dans ses années fertiles, le colonel Chabert de Balzac et n’en avait retiré aucun plaisir. Il aimait pourtant les mots et disait que ça ne pouvait être aussi pire que ce qu’on lui avait raconté. C’est à partir de ce moment qu’il se mit à faire confiance aux gens. Le Colonel Chabert l’avait profondément ennuyé et il ne se cachait pas pour le crier sur les toits. Sa mère, n’en pouvant plus de l’entendre pester contre ce livre le mit dans un pensionnat quelque part en Amérique du Sud, au Chili ou en Argentine. Pendant cette époque de grandes solitudes, loin de ses proches et de sa langue maternelle, il se mit à écrire jusqu’à en avoir les doigts aux sangs. Il ne voulait absolument pas perdre un mot de ce qu’il considérait comme sa faculté la plus précieuse. Il écrivit donc « son petit dictionnaire des mots sous-utilisés » et cette œuvre, le rendu célèbre dans le monde entier.
On serait porté à croire qu’il vécut heureux, mais non, les événements qui suivirent sa lecture du colonel Chabert ne s’estompèrent jamais de sa mémoire et il sombra, malgré sa grande popularité, dans un alcoolisme insurmontable. Ce n’était pas rare qu’on le retrouvât dans une ruelle de Buenos Aires ou de Santiago, bouteille de Bourbon entre les jambes, dictionnaire des synonymes glissé dans le revers de ses pantalons, les Fleurs du mal de Baudelaire dans sa poche de chemise et un nécessaire à couture dans sa poche secrète de veston. On disait qu’il aimait bien coudre quand il avait « un petit verre dans le nez ». Qui aurait pu lui en vouloir, ses excentricités n’auraient jamais pu faire ombrage à son génie. Comme bien d’autre, il ne put se résigner à autant d’attention populaire. Un matin, il prit l’avion pour un voyage qui n’avait vraisemblablement rien d’un aller-retour. Il mourut quelque part dans une banlieue tranquille. Une banlieue de « je ne sais où », peut-être de Paris, peut-être pas. Balzac aura eu raison de ses belles années, la bouteille des autres.